Cette semaine, un peuple "invisible", de l'autre côté du périph. Ces hommes et ces femmes, immigrés, viennent faire le ménage dans les bureaux de la capitale quand il fait à peine jour. Une France qui "se lève tôt" mais qu'on préfère ignorer.
Une femme seule marche dans la nuit. Il est 5 heures, ce matin, à Mantes-la-Jolie, 50 kilomètres de Paris. La fine pellicule de neige étouffe le bruit de ses pas, feutre le décor de HLM et de petits pavillons qui forment comme un rideau gris, tout autour. Le froid lui mord les joues, les mains. Quelques lampadaires éclairent faiblement la rue déserte. Roselyne, 56 ans, marche depuis vingt minutes déjà. Encore une heure et demie de train, de RER, d'escalators, de correspondances et elle sera au travail. Devant la gare de Mantes, un bus surgi de nulle part crache une trentaine d'hommes et de femmes au regard vide. Elle les pointe du doigt: "Ils font comme moi." Comme elle, ils prennent le train de 5h20 pour aller faire le ménage à Paris. Comme elle, ils sont tous immigrés.
Six jours par semaine, Guy, 54 ans, se lève pour aller nettoyer les couloirs d'une grosse entreprise, dans le centre de Paris.
C'est un peuple de l'ombre qu'on n'entend jamais, qu'on distingue à peine. Des silhouettes mimétiques et résignées que l'on frôle, un seau à la main, dans un hall, un couloir, dans la fièvre du matin. Ces invisibles arrivent dans les bureaux parisiens quand le jour dort encore, ils s'en effacent quand le soleil se lève, reprenant le métro comme ils sont venus. Il y a cet homme, la cinquantaine lasse, d'origine africaine, qui astique, tous les soirs, un bâtiment du conseil général de Nanterre. Debout derrière sa cireuse, on le voit passer, repasser dans les coins, les recoins, avec l'application d'un métronome. Accepterait-il de parler de lui? Il reste là, bouche bée, les yeux agrandis de timidité et de honte. "Je dois demander à ma femme." Sa femme lui a "interdit". Après, pendant plusieurs jours, plus moyen de l'approcher, avec sa cireuse. Comme Mamadou, Milouda, Nahema, tous les autres à qui on a demandé, en fait. Ils ont eu peur. Ils ont un boulot de chien, payé à peine plus de neuf euros de l'heure, mais ils y tiennent plus que tout. Quand un trader de la Société générale, dans son bureau épousseté de frais, encaisse 20 000 euros de bonus en claquant des doigts, eux ont le temps de se faire virer et remplacer vingt fois. Les syndicats ne se bousculent pas pour parler d'eux. C'est Marine Le Pen qui s'en est chargée, interrogée sur M6 le 5 février, sur son thème favori: "La France peut-elle se passer des étrangers?" La candidate du FN s'est lancée dans une tirade contre les "grandes entreprises" de propreté qui font du profit sur le dos de ces "nouveaux esclaves" payés des clopinettes. Soupir d'un cadre d'une entreprise de nettoyage: "Les vilains immigrés qui piquent le travail des Blancs? Mais il n'y a plus un Français, en banlieue parisienne, pour accepter de faire le boulot qu'ils font..."
Quand arriveront les premiers employés, Guy aura déjà disparu.
Dans le train de 5h20 qui crève la nuit de ses deux yeux jaunes, Roselyne s'est posée contre la fenêtre. Elle est presque seule dans sa rame. Alors elle accepte de parler, un peu, dans un murmure. Elle travaille quatre matins par semaine de 7h30 à 10 h 30 dans des bureaux à Nanterre, pour 400 euros par mois. Elle part le ventre vide, avale là-bas vite fait un café et une tartine, qu'on lui offre. Il y a quelque temps, l'assistante sociale a hurlé en voyant sa fiche de paie: elle travaillait trop pour ce qu'elle était payée. L'entreprise n'a pas voulu changer de contrat. Roselyne a décidé, d'elle-même, de faire une heure de moins. "On travaille tellement dur, lâche-t-elle, tout bas. Et on dit toujours que les immigrés profitent, font des problèmes..."
Roselyne ne demande pourtant pas la lune à un monde qui l'a déjà violée. Des militaires, là-bas, au Congo-Kinshasa. Elle avait 42 ans. En 2000, elle a débarqué pour demander l'asile politique et "chercher la vie". Ses filles, 16 et 18 ans, qu'elle élève seule avec sa petite-fille de 6 ans dans un petit deux-pièces, ne doivent rien savoir. Juste que "la France, c'est le pays des droits de l'homme" et qu'elles doivent faire les études "pour pas faire le ménage comme maman". Voilà, c'est tout. Des hommes, capuche sur la tête, s'engouffrent dans le wagon. Roselyne s'essuie furtivement les yeux. Elle pleurait, dans la pénombre. Elle sort de son sac sa lecture de tous les jours, sa Bible, qu'elle a habillée de cuir. Et puis un feutre rose. Il lui sert à colorier les psaumes qui la tiennent en vie.
Deux journées en une, pour un salaire de 1 200 euros
Ce club de gym est un havre, dans le sud de Paris, "un concentré de bonne humeur". Des centaines de mètres carrés, tapissées de miroirs et de murs guimauve. Ce soir de février, le cours de zumba fitness bat son plein, ces dames fatiguent leur fessier au son d'une musique "boum-boum". En sous-sol, Marisa, une petite blonde, Portugaise d'origine, se débat avec la tuyauterie qui danse la gigue: "Les douches sont bouchées et, bien sûr, plutôt que d'appeler le plombier, on me demande à moi." Sans lui payer les heures sup. Il y a dix ans, Marisa était majoritaire, avec les Espagnols, dans le corps des gens de ménage. Aujourd'hui, elle se sent seule au milieu des Sénégalais et des Maliens. "Ils parlent dans leur langue. Il n'y a plus qu'eux pour travailler de manière aussi pénible, avec ces horaires de fou." Le matin très tôt, puis le soir très tard. "Parce que les gens dans les bureaux n'aiment pas voir le personnel faire le ménage pendant qu'ils travaillent", explique un commercial d'une entreprise de nettoyage. Ne pas voir pour ignorer, dans une belle sérénité. Et pouvoir balancer, de temps à autre, le papier hygiénique à côté des WC plutôt que dedans. ""Vous êtes là pour ramasser, non?" m'a dit un monsieur un jour", glisse Koddo, un gamin de 25 ans, nigérian, qui flotte dans sa blouse bleue. Au club de gym, il racle le sauna à la brosse dès six heures, décape les sols à s'en épuiser les reins. Et il s'évade, dans l'interminable RER du retour, en pensant à sa formation de secouriste, l'an prochain. "Le ménage, c'est en attendant. Je serai aide-soignant en France!" dit-il, avec les yeux qui étincellent. Ses parents sont morts du sida, lui veut guérir le monde.
Ils ont quitté leur pays, ivres de malheur et d'espoir, pour échouer au pied de falaises de béton. A des années-lumière de Paris, et à quelques mètres de nous. Guy, 54 ans, est un grand gaillard d'origine haïtienne qui dit "merci" dans un sourire jusqu'aux oreilles parce qu'on s'intéresse à lui. Depuis vingt ans, du lundi au samedi, il se lève à 4h30 dans sa banlieue du Blanc-Mesnil, pour prendre le bus à 5h10, puis le métro. A six heures, il récupère son chariot numéroté, au sous-sol d'une entreprise de communication, et il passe l'aspirateur jusqu'à 8h30. Une fois son travail fini, Guy fait le chemin inverse, pour aller se reposer chez lui. A peine le temps de manger, il redémarre à 15h15, pour prendre le bus, puis deux RER, direction d'autres bureaux, à Nanterre de 18 heures à 21 heures. Là, il vide 300 poubelles. Avant de rentrer chez lui à 23 heures... Comme la plupart de ses frères de labeur, il fait deux journées en une pour compléter son salaire, qui culmine à 1200 euros.
Ligne sept du métro parisien, vers 8h30. Guy passe un peu plus de six heures chaque jour dans les transports.
Dans le bus 152, qui le ramène dans son studio où il habite avec sa fille de 25 ans, Guy, bonnet jusqu'aux sourcils, les yeux dans le vague, regarde sa vie défiler, des tunnels du métro jusqu'à sa cité. Quand pourrait-il voir Paris? Que pense-t-il de la France, dans son for intérieur? Dès qu'il est chez lui, il suit les débats politiques, à la télé. "C'est ma passion! BFM TV, les soirées sur les élections..." Même s'il ne peut pas voter. Etre un étranger, ici, c'est un peu comme être sous l'eau quand on parle de vous à la surface, sur les plateaux télé, avec des chiffres noirs et des rapports décisifs sur la délinquance, à deux mois de la présidentielle.
Dormir au McDo en attendant le travail du soir Lire la suite sur l’Express