Parmi les contre-vérités qui continuent à prospérer au sujet des immigrés, celle qui prétend que l’immigration italienne aurait posé moins de problèmes que l’immigration d’origine maghrébine, et que les Italiens se seraient intégrés plus facilement dans la société française, mérite une attention particulière.
A Aigues-Mortes, le 17 août 1893 a eu lieu le plus grand « pogrom » [1] de toute l’histoire contemporaine de la France. Ce jour-là, des ouvriers italiens travaillant dans les salins ont été littéralement massacrés par la population locale. Bilan : une dizaine de morts et une centaine de blessés dont certains grièvement. Ce massacre a marqué le paroxysme des violences anti-italiennes perpétrées en France à la fin du dix-neuvième siècle. Après un premier ouvrage, Le Sang des marais, publié en 1993, Enzo Barnabà revient sur cet épisode souvent occulté, dans un livre intitulé Mort aux Italiens.
Coïncidence ? La même commune d’Aigues-Mortes a été au cours de l’été 2012 le lieu d’une chasse à l’homme contre une douzaine de citoyens d’Aigues-Mortes pourchassés parce qu’étiquetés « arabes ».
Quand les immigrés étaient italiens
En 1893, à Aigues-Mortes, les saisonniers travaillant aux Salins – il s’agissait à l’époque d’Italiens – avaient été victimes d’un véritable pogrom. En 1993, “Le Sang des Marais” avait permis de déchirer le voile qui entourait toute cette tragédie que l’immense majorité des Français et des Italiens ignoraient. Quels sont les éléments nouveaux qui vous ont amené à une nouvelle édition de votre ouvrage », consacré à ce pogrom ?
Les événements sont, pour l’essentiel, ceux que j’ai relatés dans le livre de 1993 dont le titre était Le Sang des Marais dans l’édition française et Aigues-Mortes una tragedia dell’emigrazione in Francia dans l’édition italienne, qui a été publié à l’occasion du centenaire de la tuerie. Par la suite, des historiens français (et notamment Gérard Noiriel) se sont penchés sur cette question et moi-même j’ai continué mes recherches.
Vingt ans après (cette année on célèbre le 120e anniversaire), j’ai publié à Toulouse une nouvelle édition que j’ai intitulée Mort aux Italiens ! reprenant l’effroyable cri qui retentit à Aigues-Mortes pendant ces terribles journées. On peut affirmer que les mobiles déjà évoqués n’ont pas changé. S’il est des raisons d’ordre international (à cette époque, la France et l’Italie se retrouvent dans des camps différents), pour en arriver à cette folie collective il faut autre chose. L’élément principal sera la xénophobie – due à deux causes principales : des tensions au niveau du travail et, à un niveau plus idéologique, l’influence politique du boulangisme qui ira contaminer jusqu’à une certaine presse républicaine.
Dans le Midi, qui était pour eux une terre d’élection, les républicains n’étaient pas étrangers à une certaine forme de racisme, ou en tout cas, ils étaient sensibles à l’argument de la priorité aux autochtones. Cette idéologie, qui se diffuse surtout lorsque s’exerce une certaine concurrence dans le travail, exacerbe les tensions. Dans les jours précédant la tragédie, la violence est latente et le climat tendu.
Sur les explications, sur les causes du pogrom, rien n’a changé. Ce que les nouvelles recherches ont apporté, ce qui a changé, c’est le nombre des victimes. Maintenant, on est pratiquement sûr qu’il y a eu dix morts : l’identité de neuf d’entre eux est connue. Pour le dixième, on a affaire à un cadavre que personne ne sera en mesure d’identifier de manière absolue d’autant que, à son sujet, il n’y a pas eu de recherches officielles par la famille. Maintenant on connaît aussi l’identité de la centaine de blessés (dont quelques-uns de façon très grave) et leur origine régionale : Piémont, Lombardie, Ligurie et Toscane.
Vous avez fait référence à d’autres recherches, vous avez eu l’occasion de consulter de nouvelles archives ?
Après celles de Nîmes, les archives d’Angoulême – le procès avait été délocalisé dans cette ville pour causes de suspicion légitime – avaient déjà livré beaucoup d’éléments. Les historiens toutefois ne s’étaient pas suffisamment penchés sur les archives du ministère italien des Affaires étrangères. Des sources documentaires très intéressantes avaient ainsi été délaissées, particulièrement sur les échanges diplomatiques entre la France et l’Italie concernant ce massacre.
En France, et c’est assez naturel, le drame d’Aigues-Mortes n’est abordé que dans sa seule dimension française de telle sorte qu’ont été quelque peu délaissées les investigations relatives aux démarches du consul italien qui allait suivre l’affaire. Côté italien, il sera la première autorité à s’être rendue sur les lieux après les événements et il a suivi l’affaire jusqu’au procès et même au-delà. Il mènera sa propre enquête avec sérieux et opiniâtreté pour que la vérité dans tous ses détails puisse ressortir et que les droits des victimes soient respectés et reconnus, même si, côté gouvernemental – tant français qu’italien – s’est manifestée une certaine volonté de le tenir à l’écart. J’ai même pu découvrir une lettre du ministre français des Affaires étrangères adressée à l’Ambassadeur d’Italie à Paris disant en substance ceci : « Je vous transmets un rapport très détaillé du préfet du Gard, mais faites en sorte que le consul de Marseille ne soit pas mis au courant de la teneur de ce document ».
Par ailleurs, l’ambassadeur d’Italie écrira au ministre italien des Affaires étrangères qu’il ne fallait pas tenir compte des rapports que pouvait transmettre le consul de Marseille . Ayant des relations privilégiées avec le gouvernement français, il ne souhaitait pas que les relations entre les deux pays soient affectées par ce contentieux. Il ne voyait donc aucun inconvénient à ce que cette affaire soit minimisée. Et cela est nouveau, on avait des soupçons sur la conduite de l’administration italienne, mais là on a la preuve de l’absence totale de fermeté, voire de la duplicité, des autorités italiennes. Des preuves claires, sans appel.
Vous faites allusion à un arrière-plan politique, quel était-il à l’époque ? La suite sur LDH Toulon