Bien que qualifié de non nucléaire – comme le disait déjà la présidente d'Areva à propos de Fukushima –, l'accident de Marcoule illustre une fois de plus les dangers liés à cette énergie. Cette fois-ci, c'est le plus ancien centre industriel nucléaire de notre pays qui est atteint. Et demain? La France possède une tradition nucléaire bien établie, avec 58 réacteurs, soit près d'un réacteur par million d'habitants, ce qui en fait le pays le plus nucléarisé au monde. Cette tradition tourne à l'obstination, voire à l'idéologie. Serions-nous condamnés au nucléaire, malgré les avertissements répétés qu'il nous donne et qu'il vient de renouveler à Fukushima? Cette obstination éclaire les constantes de notre développement nucléaire et a refusé les évolutions nécessaires à notre temps, à commencer par la prise de conscience environnementale.
La première constante est l'absence de débat public, tant sur la décision d'implantation d'une centrale que sur les grands choix de la politique nucléaire. Nul texte (pas plus la loi de 2006, aujourd'hui, que le décret de 1963, hier) ne requiert de déclaration d'utilité publique pour la création d'une centrale nucléaire ou d'un centre de stockage de déchets radioactifs.
C'est ainsi, et cela s'appelle le droit nucléaire! Par comparaison, on peut remarquer que plusieurs pays ont, au contraire, recouru au législateur ou à des consultations populaires pour décider de leur avenir énergétique. Les renoncements au nucléaire se multiplient: Autriche, Suisse, Allemagne, Italie. D'autres pays décident de ne pas remplacer les réacteurs en fin de vie (Espagne, Suède).
La deuxième constante de la politique nucléaire de la France, c'est le secret. La liste de ces secrets est longue, qu'il s'agisse, bien sûr, du nucléaire militaire, mais aussi des transports de matières radioactives et, surtout, des incidents de sites (Saint-Laurent, le Blayais, la Hague, Tricastin, Paluel, etc.). Les dangers atomiques, ainsi occultés par le secret, le sont aussi par la publication de statistiques rassurantes sur la très faible probabilité supposée d'un accident nucléaire majeur.
Mais la réalité contredit ces probabilités. Les trois accidents de Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) et enfin Fukushima (2011) sont intervenus en une trentaine d'années. Soit en moyenne un accident majeur tous les dix ans.
La troisième constante est qu'il conviendrait de faire confiance aux techniciens de l'atome. A tous les niveaux: sûreté des centrales, radioprotection, gestion des déchets radioactifs à vie longue, etc. Ainsi, depuis ses origines, le droit nucléaire français n'est pas autre chose qu'une codification de la confiance que l'on nous impose de faire aux techniciens de l'atome et aux savants. Pour cette nucléocratie, l'atome est affaire de technique, pas de démocratie.
Confiance aveugle, secret et absence de débat sont liés, se renforcent mutuellement et caractérisent depuis ses origines le développement nucléaire français. Pour le reste, circulez, dispersez-vous, irradiez-vous, le nucléaire est trop important pour être discuté.
Ces constantes se sont conjuguées avec deux séries d'évolutions. En premier lieu, la part d'électricité d'origine nucléaire dans le bilan énergétique français n'a cessé de croître. En 1975, cette part était de 8,3%. Elle est aujourd'hui proche de 80%. Nous sommes donc devenus dix fois plus dépendants du nucléaire. Et dix fois moins libres d'en sortir… Cette croissance s'accompagne d'une augmentation de notre dépendance. Il y a belle lurette que les mines d'uranium du sol français sont épuisées (depuis 1990) et que nous dépendons d'un approvisionnement étranger, avec toutes les contraintes, incertitudes et risques de conflits que cette situation comporte pour l'avenir.
La deuxième évolution est un processus continu et croissant de privatisation. Certes, EDF et Areva sont deux sociétés – encore – détenues par une majorité de capitaux publics, mais les nombreux sous-traitants auxquels elles recourent sont, eux, privés et emploient souvent des personnels intérimaires chargés de la décontamination et de la maintenance des sites. Des intérimaires qu'il suffit de changer quand ils tombent malades… Ces personnels connaissent une forte rotation et sont devenus les "nomades" du nucléaire. Une rotation qui risque d'ouvrir la voie à la répétition de ce que Nils Diaz, président de la commission de réglementation nucléaire américaine, rappelait en 2004 à propos de l'accident de Three Mile Island: "Quelqu'un aurait dû le faire. N'importe qui aurait pu le faire. Tout le monde pensait que quelqu'un d'autre le ferait. Finalement, personne ne l'a fait…" par Jean-Philippe Colson, professeur émérite à la faculté de droit de l'université Montpellier-I, auteur de "Nucléaire sans les Français" (Maspero, 1977) Lire la suite sur Le Monde