Assiste-on à une disparition annoncée de la médecine telle qu'elle fut définie il y a plus de 2 000 ans et pour laquelle les jeunes médecins s'engagent, lors de leur thèse, en prêtant le serment d'Hippocrate ? Le fait même que beaucoup de praticiens se posent cette question et que de nombreux patients se sentent de plus en plus mal traités devrait le faire craindre ! Sauf à ceux qui invoquent le conservatisme, dont on accuse généralement les médecins, pour discréditer la défense de leurs valeurs.
L'antienne du "manque de moyens", ressassée à l'envi par les professionnels, n'explique que très imparfaitement la profondeur de la crise actuelle de la médecine qui nous semble plus identitaire que budgétaire. De fait, les pays occidentaux consacrent à l'assurance-maladie une part croissante de leur PIB qui, lui-même, n'a fait qu'augmenter depuis la seconde guerre mondiale ; il n'y a donc pas réellement eu de baisse des ressources allouées à la santé. De plus, les médecins ont toujours exercé avec les moyens dont ils disposaient ; le désenchantement d'une majorité d'entre eux est donc d'une autre nature.
En admettant même que le financement des soins se soit dégradé, ce ne serait pas quantitativement mais qualitativement ; avec une proportion croissante des frais médicaux à la charge des patients, une disparité de l'offre de soins (géographique et socio-économique), une dévalorisation de certains métiers notamment celui d'infirmier(e)s, un gaspillage non maîtrisé, une inflation des coûts liés aux nouvelles technologies, le vieillissement de la population qui mécaniquement accroît les patientèles… Mais, c'est surtout, le poids budgétaire de la bureaucratie sanitaire qui absorbe une part croissante du budget de la santé.
Si les premières causes de l'agonie de la médecine ne sont essentiellement pas d'ordre budgétaire, elles doivent être recherchées ailleurs. Entre autres parmi les changements idéologiques qui ont déterminé l'évolution de notre vocabulaire et particulièrement l'émergence de la notion de "producteurs de soins" et celle "d'usagers de la médecine". Elle témoigne de deux violations majeures des valeurs de notre profession : le passage de la médecine, comme art de guérir, à un mode de production industrielle ; le consumérisme qui a transformé les patients en clients, voire en consommateurs.Par Frédéric Rouillon, professeur de psychiatrie à l'université Paris-Descartes, chef de service à l'hôpital Sainte-Anne (Paris) / lire la suite sur Le Monde